mardi 23 mai 2017

I’m sure you are looking at us | par Katya Montaignac

N.B. : Il n'existe aucune image des adolescents mis en scène dans Shirtologie.
Ici, une version amateure de Show must go on recréée à Düsseldorf en 2014
crédit photo : Andreas Endermann
Il y a 20 ans.
Juin 1997. Ménagerie de verre (Paris).
Shirtologie met en scène 16 adolescents.

Une jeune-fille entre sur le plateau.
Elle s’arrête face au public et l’observe.
Ses yeux sont mobiles, on la sent nerveuse.
Cheveux teints en roux avec des mèches blondes, coupés court d’un côté et long de l’autre. Elle porte deux colliers ras du cou et un piercing sur le nez. Trois jeunes-filles la rejoignent sur scène avec des t-shirts aux messages soulignant leur sexualité juvénile : un « X », la mention « just 17 » sur un top découvrant le nombril, l’inscription « 2-lips » avec des lèvres dessinées sur le « i ».

Au total, ils seront 16 ou 18 adolescents réunis sur scène. Debout, silencieux et impassible, ils s’offrent au regard du public. Rien n’est « neutre » dans leur posture marquée par les signes de l’adolescence. T-shirts stretch ou trop grands flottant entre deux âges. Malgré les signes distinctifs (coiffure, accessoires, bijoux…) qui les individualisent, ils se noient dans une relative conformité vestimentaire caractéristique d’une tribalité occidentale.

L’attente dure au point de susciter un malaise. Puis, l’un des interprètes retire un t-shirt pour en faire apparaître un autre qui mentionne : I’m sure you are looking at us, renvoyant le spectateur à son état de voyeur.

Frédéric Seguette dans Shirtologie (1997)
Jérôme Bel | Crédit photo : Herman Sorgeloos
La présence des adolescents a suscité chez moi un sentiment ambivalent mêlant fascination et malaise. Ce qui me trouble avant tout, c’est leur vulnérabilité – perceptible à travers des signes de nervosité et de timidité tels que les tremblements (contrairement au danseur professionnel qui neutralise ses affects). Bien que soulevant une question éthique concernant l’instrumentalisation des sujets ainsi « mis à nu », cette mise en scène des adolescents échappe au contrôle du chorégraphe par l’imprévisibilité de leurs émotions qui perturbent constamment le spectacle (tout en le fondant).

Ce que j’en retiens est bien loin de l’absence de danse à laquelle on l'a longtemps confiné : une pseudo « non-danse » (terminologie contestée par de nombreux artistes et théoriciens) conceptuelle, froide et axée sur l’intellect. Ce que j’en retiens, c’est même paradoxalement tout l’inverse : une vive émotion. La sensation troublante de toucher à la fois à l’humain et à une certaine forme de réalité, et à son pendant : le spectacle, à son rituel et à sa magie, à travers ce que j’appelle « une dramaturgie du vivant ».

Cette œuvre constitue un point de non-retour dans mon parcours.

Katya Montaignac