mercredi 15 février 2017

Jamais je n’ai espéré qu’ils se mettent à danser | par Mélanie Demers


Tragedia Endogonidia P. #06 

Je vais trahir mon ignorance mais ce fut une œuvre de Romeo Castellucci qui a bouleversé ma conception de la chorégraphie. C’était en 2002 ou en 2003. J’étais de passage à Paris. En tournée. Des amis m’avaient déniché un billet en me disant que je devais à tout prix vivre l’expérience de ce spectacle. C’était avant que Romeo Castellucci ne soit Romeo Castellucci. Avant qu’il ne soit abonné au FTA. C’était aussi avant que j’aie des ambitions de création. Je n’avais jamais entendu son nom auparavant. Et je pensais que j’allais voir un spectacle de danse. Alors j’ai appréhendé son théâtre comme s’il s’agissait de danse. Ce que finalement son œuvre est devenue pour moi. Essentiellement. Un théâtre de corps, à tout le moins.

TRAGEDIA ENDOGONIDIA: P.#06 PARISRomeo Castellucci, Socìetas Raffaello Sanzi
© Dr. Luca Del Pia
Il y avait là des animaux, du sang, des électroménagers. Des voitures qui tombent du ciel. Des drapeaux percutants les murs. Des scènes bibliques, mystiques, cosmiques.  Un dragon chinois violant une vieille dame. Un personnage politique, De Gaulle, je crois. Une flaque d’eau au sol et le reflet du soleil nous aveuglant. Il y avait surtout des corps décharnés, presque nus. Ou alors comiquement costumés. Des corps victimes. Des corps bourreaux. Des corps immobiles surtout. Et jamais je n’ai espéré qu’ils se mettent à danser.

Ce qui a fait image pour moi dans ce spectacle c’est surtout le temps. Le temps qui passe. Le silence. Le vide. L’attente. Et étrangement, on arrivait à y voir du sensationnel, du spectaculaire, du stupéfiant… Stupéfiant… Comme un narcotique. Quelque chose qui altère le réel, qui nous fait voyager en dehors de nous-mêmes et qui étonnamment, dit quelque chose du plus profond de notre être.

Si je me rappelle bien, il me semble que les corps portaient en eux un potentiel de sublime et de danger. Tout était concentré dans ce qu’ils pouvaient faire mais ne faisaient pas. Il y avait un ensemble de musiciens classiques bordant la scène. Après presqu’une heure à les attendre sans les entendre, ils se sont levés avec fracas et ont quitté le théâtre. Il y avait cette vieille dame qui massait ses seins pour faire venir le lait. Après un temps insoutenable à espérer, rien n’est venu. Il y avait la figure de Jésus face au public, nous regardant, stoïque. Et là encore, rien n’est arrivé. Les attentes toujours déjouées. Les corps inhibés. Les plans contrecarrés. Les élans empêchés. Les histoires entravées. Et pourtant, une démesure.


Après Tragedia, rien n’a plus été pareil. Je n’ai plus jamais regardé une œuvre comme avant. J’ai toujours été à la recherche de ce fix-là. Et j’ai gardé secret mon amour pour Castellucci très longtemps. J’ai été déçue quand il est devenu populaire ici. Je ne voulais pas le partager. J’avais l’impression que mon expérience de lui devenait dorénavant vulgaire et quelconque.

Avec ce spectacle, il avait réussi à me faire parcourir une pensée complexe, mais sans les mots.

Je continue toujours d’espérer moi aussi y arriver. À cela. La pensée complexe, mais sans les mots.