mardi 26 avril 2016

Cogitations sur le travail du danseur | par Brice Noeser

Suite à l'atelier proposé en dialogue avec Enora Rivière sur les multiples fonctions que sous-tend le métier de danseur, Brice Noeser nous partage ses réflexions sur la question...
 
DÉFINIR « TRAVAIL »

Qu’est-ce que le mot « travail » évoque pour chacun de nous ? Est-ce que travailler signifie nécessairement être rémunéré ? Est-ce que le fait de se réunir pour réfléchir sur un sujet représente un travail, bien qu’on ne soit pas payé pour être présent ? Le lieu détermine-t-il le travail ? Le travail d’un danseur n’a-t-il lieu qu’en studio ?

Ballets Jazz de Montréal | Photo : Leda & St-Jacques
En dérivant sur plusieurs autres questions, dont celle de la reconnaissance du métier – ou de la vocation ? – de danseur, j’ai relevé quelques mots intéressants dans un dictionnaire. Parmi eux, « souffrance » et « utilité » m’ont interpellé pour ce qui a trait à la danse, et particulièrement le second puisque nous vivons dans une société qui bien souvent prône l’utilitarisme. Ainsi, la sempiternelle question de l’utilité de l’art revient sur la table…

Sans y trouver la réponse idéale, j’ai récemment été inspiré par les propos du philosophe Gilles Deleuze qui soulignait que les systèmes de fonctionnement binaires qu’on retrouve dans diverses structures (les langues, les codes de conduites, l’éducation, etc....) restreignent à des lectures en deux dimensions de notre monde. Il insiste donc pour dire que le travail de l’artiste est fait pour libérer la vie et pour permettre à des êtres humains de s’affirmer dans leurs différences et de s’exprimer dans un espace plus libre. 

DÉFINIR « DANSEUR »

Intéressons-nous au mot « danseur ». J’avoue mon désir de redonner plus de place à ce mot en m’efforçant de défaire certains clichés ou associations simplistes qui connotent ce terme. J’aime le sens direct du mot danseur, c’est-à-dire : celui qui danse, celui qui incarne (du latin : incarnare qui signifie « dans la chair ») le mouvement ou l’idée. Peut-être à cause des dérives de sens péjoratives, on préfère parfois utiliser le mot « interprète », que je perçois comme une sorte d’euphémisme.

Karina Iraola et Brice Noeser dans Ruminant Ruminant © Frédéric Chais
Pour définir l’expression « travail du danseur », je partage cette réflexion lue dans un recueil paru sur le chorégraphe Xavier Le Roy. Dans cet ouvrage intitulé Rétrospective, le danseur Aimar Pérez Galí évoque cette idée souvent réductrice du danseur construite à partir d’un travail très strict, défini et limité qui n’est plus tout à fait la norme aujourd’hui. En effet, cette conception du travail implique que le danseur soit un passeur ou transmetteur d’informations objectif, l’équivalent donc d’un objet ; c’est-à-dire un outil qui remplit une certaine fonction. Or, aujourd’hui, le travail du danseur peut aussi être celui d’un collaborateur qui s’implique dans le projet ou dans l’univers d’un chorégraphe.

L’automne dernier, suite à une discussion avec la danseuse et chorégraphe montréalaise Caroline Gravel, j’ai retenu cette phrase qu’elle m’a citée de Benoît Lesage, praticien en danse-thérapie : « Aucun mouvement n’est jamais gratuit ». Il n’est pas ici question d’argent, mais plutôt d’affect. En effet, le danseur pour bien réaliser son travail doit s’investir complètement dans l’expérience qui lui est proposée, en utilisant toutes ses ressources personnelles. À l’instar du travail du chorégraphe, le danseur est un créateur de sensations, de perceptions, de matières, d’idées et de sens, un rôle de créateur parallèle ou superposé nécessaire pour incarner la proposition du chorégraphe.


PARLER DU REGARD

Pour nourrir ce questionnement, je partage certaines réflexions échangées avec Christine Charles, à l’époque danseuse pour Jean-Pierre Perreault, aujourd’hui répétitrice, dramaturge et étudiante à la maîtrise à l’UQAM. Le sujet de son mémoire s’intéresse tout particulièrement à l’utilisation du regard dans la création en danse. Son projet de recherche consiste à établir un répertoire du regard, afin d’offrir un outil de création à la portée de tous les créateurs.


Xavier Le Roy, Retrospective, MoMA PS1, New York, 2014
Photo : Lluís Bover © Fundació Antoni Tàpies
En effet, la question du regard demeure rarement abordée dans les processus. Il est intéressant par exemple d’observer comment on module son regard selon qu’on soit en studio, sur scène ou dans un autre lieu de performance. Le danseur Étienne Lambert expliquait à ce titre que la danse in situ était une expérience parfois déroutante par le fait qu’on voit clairement les spectateurs et que l’espace à regarder peut être immense.

La danseuse Mélanie Therrien, pour sa part, nous confiait qu’elle ressent une connexion évidente entre le regard et la respiration, une connexion qu’elle utilise comme outil d’interprétation, pour trouver la vérité ou la justesse dans son travail de danseuse. Sonia Montminy partage cette idée d’initier un déplacement ou un mouvement par le regard ou au contraire de faire intervenir le regard après le geste.


REGARD SUR LA PAROLE
Brice Noeser et Katia Petrowick dans Tendre (2015)
d'Estelle Clareton © Stéphane Najman

Enfin, quid de la parole du danseur au sein d’un processus ? Qu’est-ce que le danseur devrait dire ? Qu’est-ce qu’il ne devrait pas dire ? Il est parfois difficile de trouver le bon moment pour exprimer une difficulté qu’on rencontre ou pour poser des questions. Néanmoins, il s’avère important de communiquer pour éviter de se retrouver seul dans son cheminement au sein d’un projet, en accumulant des frustrations, en cultivant de fausses perceptions, en prêtant de mauvaises intentions ou encore en basant son travail sur des idées mal fondées.

Cependant, une forme de hiérarchie souvent présente rend la possibilité d’un dialogue délicat à provoquer. Peut-être est-il plus judicieux d’organiser une rencontre en-dehors du contexte de travail, afin de se parler en terrain neutre. D’autre part, certains danseurs sont sensibles à la fragilité que peut vivre un créateur lorsqu’il partage ou propose des idées. Toute forme de jugement de la part des danseurs peut mettre à mal le climat de confiance essentiel à la collaboration artistique. Il s’avère toutefois important de communiquer ses limites et ses inconforts.


© Katrine Patry
DÉFINIR, REGARDER, PARLER DES OBSESSIONS

L’idée d’obsessions artistiques est une expression souvent associée aux chorégraphes, une sorte de fil rouge, le fondement d’une démarche artistique. Il est intéressant aussi d’interroger nos propres obsessions artistiques en tant que danseurs. Quelle partie de notre travail nous intéresse plus précisément ? Avec quels types d’univers chorégraphiques ou de projets se sent-on plus interpellé ? Quel cheminement nous a amené à nous intéresser ou nous spécialiser dans telle ou telle pratique ?

Je suggère à ce titre de trouver des moments dans nos vies pour nous exercer, en tant que danseurs, à définir nos intérêts, à nous questionner sur notre propre approche et celle des autres. Je pense que c’est un « organe » à travailler, celui qui permet la réflexion critique. L’intérêt est de se forger un discours perspicace sur son travail, par la simple curiosité d’apprendre et d’observer. Cela s’avère bien utile en diverses circonstances, notamment quand il faut justifier son travail artistique (par exemple pour avoir une réponse solide à la question « pourquoi tu danses ? »), rédiger des demandes de subvention pour du perfectionnement, ou encore démontrer son intérêt envers un créateur.

Réflexions partagées par Brice Noeser suite à une causerie sur le travail du danseur qui s’est déroulée le 15 janvier 2015 autour d’une table ovale du Café Babylone (à Québec) avec les danseurs Maryse Damecour, Sonya Montminy, Étienne Lambert, Valérie Pitre, Léa Ratycz Légaré, Geneviève Robitaille, Ève Rousseau-Cyr, Mélanie Therrien et Ariane Voineau.

Références :

Le danseur « parle »-t-il ? Aimar Pérez Galí, in Rétrospective de Bojana Cvejić et Xavier Le Roy, Les Presses du réel, 2014.


Quelques paroles de danseurs...

TEXTE : Brice Noeser
RELECTURE : Marie-Ève Martel

Brice Noeser © Geneviève Lesieur
Formé à L’École de danse de Québec, plusieurs fois boursier notamment du CALQ et du CAC, Brice Noeser œuvre depuis 2006 comme danseur et chorégraphe. On peut le voir dans les projets in situ du chorégraphe Harold Rhéaume à Québec, puis dans son spectacle Fluide présenté en tournée à l'Agora de la danse en 2013 et en tournée au Québec. On le retrouve la même année dans La petite mort de Maryse Damecourt à Halifax, Québec et Montréal. Au fil des années il prête son talent aux chorégraphes Emmanuel Jouthe, Karine Ledoyen et Catherine Tardif. Il est interprète pour Estelle Clareton depuis S'envoler en 2010, pièce qui lui permet de voyager au Canada comme en Europe; fidèle à l'univers d'Estelle, il collabore notamment aux créations S'amouracher, puis Étude sur l'amour. En tant que chorégraphe, il a créé Ruminant ruminant, pièce vue à Tangente (Montréal) en 2014. Depuis 2009, il répond également à des commandes d’œuvres chorégraphiques, que ce soit pour des interprètes, des compagnies et des écoles. En 2015, il fait partie de la création Paradoxe mélodie de Danièle Desnoyers, sera du prochain spectacle du canadien Peter Quantz programmé à Montréal à l'automne 2016.

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